ABF et profil d’investisseur : l’art de décoder son client
Pour conseiller son client adéquatement, le représentant doit bien le connaître. C’est pourquoi l’analyse des besoins financiers et l’établissement du profil d’investisseur jouent un rôle si important. Or, ces démarches peuvent être complexes, puisque de nombreux biais peuvent venir fausser les réponses des consommateurs.
La connaissance du client constitue l’un des piliers de la convenance avec celle des produits. L’article 15 du Code de déontologie stipule que le représentant doit chercher à avoir une connaissance complète des faits « avant de renseigner ou de faire une recommandation à son client ou à tout client éventuel ». Quant au Règlement sur la déontologie dans les disciplines de valeurs mobilières, son article 3 souligne que « le représentant doit s’efforcer, de façon diligente et professionnelle, de connaître la situation financière et personnelle ainsi que les objectifs de placement du client ».
L’analyse des besoins financiers (ABF) et le profil d’investisseur sont ainsi incontournables pour protéger les consommateurs et bien les servir. Pourtant, chaque année, le comité de discipline se trouve aux prises avec des cas où ces deux processus ont été escamotés, constatent Me Julie Dagenais, syndique adjointe senior à la Chambre de la sécurité financière (CSF), et Me Sandra Robertson, syndique adjointe à la CSF. « Les plaintes liées à la convenance viennent très souvent d’une absence d’ABF ou de profil d’investisseur ou encore de graves manquements dans leur réalisation », fait remarquer Me Dagenais.
En assurance, il reste trop fréquent que des conseillers ne connaissent pas ou analysent erronément les polices que leurs clients détiennent déjà. « Cela peut mener à des préavis de remplacement mal remplis ou à une mauvaise compréhension des produits ou couvertures du client et donc à des recommandations inadéquates », précise Me Robertson. Me Dagenais déplore que certains conseillers perçoivent l’ABF et le profil comme de simples obligations de conformité. « La Chambre les voit plutôt comme de superbes outils pour démarrer d’un bon pied la relation avec le client, comprendre ses besoins et l’éduquer sur les produits qu’il a déjà et ceux qui lui seraient utiles », poursuit l’avocate.
Une discussion franche
Me Yvan Morin, vice-président Affaires juridiques et chef de la conformité de MICA Cabinets de services financiers, soutient que tant l’ABF que l’établissement du profil d’investisseur devraient faire l’objet d’un échange approfondi entre le conseiller et le consommateur. Il ne suffit pas de poser quelques questions à choix multiples ou de proposer deux ou trois scénarios de volatilité de marché. « Des questions ouvertes feront parler le client et permettront ensuite de creuser certaines incohérences dans ses réponses », croit-il.
Des questions ouvertes feront parler le client et permettront ensuite de creuser certaines incohérences dans ses réponses.
L’investisseur affirme qu’il veut 15 % de rendement, mais pas de volatilité? Voilà une occasion de lui expliquer comment le marché fonctionne, afin d’identifier ce qui compte le plus pour lui. Aller trop rapidement constitue le plus grand piège, selon Me Morin. « On doit prendre le temps et aborder des sujets qui ne sont pas strictement financiers, telle la situation familiale ou d’emploi », insiste-t-il. Les conseillers qui ont reçu des tonnes d’appels paniqués de clients au profil « audacieux » pendant la pandémie de COVID-19 peuvent se demander s’ils n’ont pas raté quelque chose en établissant ce profil, ajoute Me Morin.
Le planificateur financier Denis Preston estime que les conseillers devraient considérer ce moment passé avec leurs clients au début de la relation comme un investissement. « Plus ils prennent le temps de bien connaître leurs clients et de bien leur expliquer les produits et les stratégies, plus il deviendra facile après de les servir », souligne-t-il.
Il rappelle que bien comprendre et analyser la situation du consommateur reste toujours la responsabilité du représentant. « Pour le profil d’investisseur, par exemple, les conseillers se concentrent beaucoup sur la tolérance au risque du client sur le plan émotionnel, mais on doit aussi établir quel niveau de risque sa situation financière lui permet véritablement d’assumer. Pour cela, il faut connaître sa situation personnelle et financière, son horizon de placement et ses objectifs. »
En 2019, 24,3 % des infractions alléguées dans les demandes d’enquêtes avaient trait à des informations et/ou des explications incomplètes, trompeuses ou mensongères, 13,6 % à l’inexécution ou la mauvaise exécution du mandat confié par le client et 1,1 % à l’inexécution ou la mauvaise exécution de l’analyse des besoins financiers ou du profil d’investisseur.
Parmi les chefs d’infraction contenus dans les plaintes disciplinaires déposées la même année, 8 concernaient l’inexécution ou la mauvaise exécution de l’analyse des besoins financiers ou du profil d’investisseur.
Toujours en 2019, le comité de discipline de la chambre a sanctionné 10 chefs d’accusation d’inexécution ou de mauvaise exécution de l’analyse des besoins financiers ou du profil d’investisseur.
Source : Rapport annuel 2019 de la CSF
Surmonter des réticences
Si une partie des problèmes liés à l’ABF et au profil d’investisseur provient de la méthode ou des outils utilisés par les conseillers, une autre peut être issue des clients eux-mêmes. Me Robertson avance par exemple que certains consommateurs jugent l’ABF intrusive. « Ils veulent seulement contracter une assurance et ne comprennent pas pourquoi ils devraient partager des données sur leurs actifs et leurs placements ou même montrer les polices qu’ils détiennent déjà », illustre-t-elle.
Reste que la responsabilité de la connaissance du client et de sa situation incombe toujours au professionnel du conseil financier. Il doit donc trouver des manières de surmonter ces réticences. Une excellente occasion d’informer le client que les articles 26 et 27 du Code de déontologie et les articles 8 et 9 du Règlement sur la déontologie dans les disciplines de valeurs mobilières obligent le conseiller à protéger la confidentialité de ses renseignements personnels.
Ces biais ne sont pas tous détectés dès le départ, ils apparaissent parfois à mesure que le conseiller connaît mieux son client.
Le plus gros obstacle se pose toutefois lors de l’établissement du profil d’investisseur. À cette étape, des biais inconscients peuvent venir fausser les réponses des clients. « Ils sont très nombreux et difficiles à déceler au départ, mais les conseillers doivent effectuer certains tests afin d’en détecter le plus possible, pour vraiment décoder les investisseurs, prendre les bonnes décisions et mieux communiquer avec eux », conseille Sabine Erika Kröger, professeure titulaire d’économie à l’Université Laval et directrice du Laboratoire d’économie expérimentale. Traditionnellement, on essaie de cerner ces biais en proposant différents scénarios d’investissement pour évaluer la compréhension qu’a le client de ces enjeux et sa réaction émotive à ceux-ci.
Des raisonnements défaillants
La finance comportementale scinde en effet les biais en deux catégories : les préjugés cognitifs et les préjugés émotifs. Le préjugé cognitif consiste surtout en des erreurs de compréhension des statistiques, de traitement de l’information ou de mémoire. Il est souvent lié à l’impossibilité pour l’investisseur de traiter ou de comprendre l’entièreté de l’immense flot d’informations sur les produits financiers. Pour prendre une décision, il se rabattra donc sur des notions plus simples.
L’excès de confiance en soi compte parmi les biais cognitifs les plus fréquents. « Cela amène des investisseurs à commettre des erreurs en tentant de battre le marché et à multiplier les transactions, explique Samir Saadi, professeur agrégé à l’École d’administration Telfer de l’Université d’Ottawa et expert en finance comportementale. Cela augmente leurs coûts et réduit leurs rendements. » 7
La « dissonance cognitive », elle, mène à se convaincre que l’on a pris une bonne décision même lorsque l’on est confronté à une information laissant penser le contraire. Quant au « préjugé de disponibilité », il consiste à percevoir les probabilités que quelque chose soit vrai en fonction de ce qui se veut le plus facile à imaginer, comprendre ou se souvenir. Par exemple, des investisseurs trouveront plus fiable une firme connue qu’une autre dont ils entendent peu parler.
Ce type de raisonnement fautif se détecte assez aisément lors d’une conversation approfondie avec les consommateurs et peut se combattre à l’aide de meilleures informations et de conseils appropriés. Attention toutefois au biais de confirmation. Les gens ont naturellement tendance à rechercher et préférer les arguments qui confirment ce qu’ils croient déjà. Mieux vaut se tenir prêt à s’expliquer clairement lorsque l’on veut convaincre un client de modifier sa logique.
L'émotion, cette mauvaise conseillère
Les préjugés émotifs peuvent aussi provoquer des décisions irrationnelles. Le plus connu reste l’aversion à la perte : le niveau de souffrance des investisseurs qui cèdent un dollar est plus élevé que leur niveau de bonheur lorsqu’ils en gagnent un. « Donc, ils hésitent à larguer un titre en baisse même s’il risque de chuter davantage, parce qu’ils ne voient que la perte qu’ils encaisseront », explique Mme Kröger. À l’inverse, ils vendent trop vite ceux dont la valeur a monté. Ce biais peut être renforcé par le fait d’accorder plus de valeur aux titres déjà dans son portefeuille qu’aux autres (préjugé de possession) et par la peur de regretter la vente d’un produit (aversion au regret).
Le biais de familiarité peut aussi piéger les consommateurs. Ils investissent dans ce qu’ils croient connaître. « Cela peut entraîner un manque de diversification des placements et augmenter le risque », affirme M. Saadi. Par exemple, des investisseurs seront trop concentrés dans leur pays, dans certains types de produits ou même dans l’entreprise pour laquelle ils travaillent.
On se trouve ici au cœur de l’exercice de connaissance du client. Bien le connaître signifie savoir ce qu’il pense vraiment, mais aussi comprendre les mécanismes de sa pensée, puisque les biais peuvent mener à de mauvaises décisions. « Ces biais ne sont pas tous détectés dès le départ, ils apparaissent parfois à mesure que le conseiller connaît mieux son client », spécifie Mme Kröger.
L’ABF et le profil d’investisseur ne sont donc pas à jeter aux oubliettes une fois réalisés. « Un conseiller qui établit un profil ou une ABF et ne reparle plus à son client pendant cinq ans commet une erreur, juge Me Morin. La situation des gens évolue. La connaissance du client doit toujours rester à jour. »
Références
Cet article est issu du Magazine CSF de l'été 2020 que vous pouvez consulter ici.