Le grand décaissement
Plus d’un ménage québécois sur trois seront composés de personnes de 65 ans et plus d’ici 2030, selon Retraite Québec. Pour les membres de la Chambre de la sécurité financière, cela signifie que la quantité de clients qui entrent en période de décaissement continuera d’augmenter.
Retraite Québec estime aussi que le Québec comptera plus d’un million de nouveaux retraités dans les dix prochaines années. Cela soulève un certain nombre de questionnements. Certains conseillers se retrouveront-ils avec une très forte proportion de clients qu’ils jugeront « moins payants », car ils ne seront plus en période d’accumulation? Devront-ils dans certains cas ajuster leur mode de rémunération?
Avocate au développement professionnel et à la qualité des pratiques à la Chambre, Me Geneviève Beauvais rappelle d’abord que le décaissement ne marque pas la fin de la période d’investissement. « C’est une nouvelle phase de la vie du client, qui peut durer 10, 20 ou 30 ans et qui pourra être ponctuée de plusieurs événements comme des voyages, la vente d’une maison, l’achat d’une voiture, un divorce, le décès d’un conjoint, etc. », souligne-t-elle.
ESPÉRANCE DE VIE EN 2021 :
81,1 ANS CHEZ LES HOMMES ET
84,9 ANS CHEZ LES FEMMES AU QUÉBECSource : Retraite Québec
Des décaisseurs qui investissent
Les objectifs financiers de ces clients continueront donc d’évoluer. Ils ne sont pas figés juste parce qu’ils ont mis fin à leur vie professionnelle. « Ainsi, les conseillers doivent encore élaborer des stratégies pour eux, y compris des stratégies d’accumulation, poursuit Me Beauvais. On doit continuer à effectuer des placements pendant la période de décaissement, puisqu’on doit générer des rendements pour atteindre les objectifs du client et pour s’ajuster aux soubresauts des marchés financiers. »
C’est d’autant plus vrai que la période de décaissement peut durer longtemps. En effet, l’espérance de vie des gens qui atteignent l’âge de la retraite ne cesse d’augmenter. Déjà, en 2018, Retraite Québec estimait qu’un homme âgé de 65 ans avait trois chances sur quatre d’atteindre 80 ans et une chance sur quatre de se rendre à 92 ans. Les femmes, elles, ont trois chances sur quatre de vivre jusqu’à 84 ans et une sur quatre de célébrer leur 94e anniversaire.
Ainsi, on va un peu vite en affaires quand on avance l’idée que ces clients-là deviennent nécessairement « moins payants ». Par ailleurs, l’avocate avertit également que les responsabilités professionnelles restent exactement les mêmes envers les clients, qu’ils soient en période d’accumulation ou de décaissement.
Par exemple, la Chambre recommande de revoir annuellement les informations liées à l’obligation de bien connaître son client, puisque la vie de celui-ci peut changer subitement. Cette mise à jour demeure nécessaire une fois que le client a pris sa retraite et commencé à décaisser ses actifs et elle s’adresse autant aux membres qui vendent de l’assurance qu’à ceux qui fournissent du placement.
Cette mise à jour fréquente s’avère particulièrement importante avec les clients vieillissants, puisque cela permet du même coup de repérer plus rapidement s’ils se retrouvent dans une situation de vulnérabilité. Bien sûr, le conseiller doit également vérifier si la situation du client ou ses objectifs ont changé avant chaque transaction, sauf dans le cas des plans d’investissement systématique.
Un travail de fond
Le planificateur financier et conseiller en sécurité financière André Lacasse confirme que les responsabilités ne diminuent pas lorsqu’un client existant passe en mode décaissement. « Si ma cliente a 50 000 dollars dans un FERR, je n’ai pas le choix de lui élaborer un plan financier, rappelle-t-il. Le fait que ce soit payant ou pas n’y change rien. Mais ça peut jouer contre certains épargnants. Par exemple, quelqu’un qui a un petit portefeuille d’actifs et qui n’a jamais eu de conseiller risque d’éprouver de la difficulté à s’en trouver un au moment de décaisser. »
André Lacasse ajoute que comme pour n’importe quel type de client, la quantité de travail peut fluctuer entre ceux qui sont en décaissement. Certains exigeront plus de rencontres, d’autres moins. La complexité des situations et le montant des actifs sous gestion peuvent aussi varier grandement. « Pour un planificateur financier, la question n’est pas vraiment liée au montant à investir, dit-il. Notre travail consiste d’abord à effectuer un diagnostic de la situation du client, à dresser l’inventaire de ses besoins et à lui proposer un plan financier qui lui convient. C’est ça qui prend du temps. L’investissement arrive bien plus tard. »
Des sources de revenus
Quant à la rémunération, elle n’est pas censée poser problème, croit Me Geneviève Beauvais. Les produits d’épargne collective, l’assurance et les rentes prévoient tous des types de commissions ou encore des honoraires qui continuent d’alimenter le conseiller.
De son côté, Me Nancy Lachance, chef de la conformité à MICA, soutient que leurs conseillers ne se plaignent pas vraiment du fait que leurs clients à la retraite deviennent moins lucratifs. De fait, c’est même plutôt les plus jeunes conseillers débutants qui souffrent depuis la fin des commissions d’acquisition.
« Les plus vieux conseillers servent souvent des clients plus âgés, qui détiennent des actifs à gérer plus imposants, indique-t-elle. Donc, les conseillers tirent un revenu raisonnable des commissions de suivi. Ils ont aussi parfois moins de transactions à effectuer pour ces clients. »
Elle ajoute que les clients en décaissement recommandent régulièrement leur conseiller à de plus jeunes clients, que ce soit leurs enfants ou leurs petits-enfants. « Cela vient également contribuer au revenu du conseiller, donc il ne voit pas son client vieillissant comme un client peu payant », précise la chef de la conformité.
Les conseillers de MICA ne semblent pas non plus pressés de changer leur mode de rémunération pour passer de la commission aux honoraires, une tendance qui aurait pu accompagner le vieillissement de la clientèle. « Chez nous, les honoraires représentent 8 % de la rémunération, précise Me Lachance. C’est quatre fois plus qu’il y a deux ans, mais ça demeure marginal. »
La planificatrice financière et conseillère en sécurité financière à Planif-Globale Jacinthe St-Onge émet un son de cloche similaire. « Ces clients ne sont pas nécessairement moins payants, car ils détiennent des actifs sous gestion importants et achètent encore des produits. » Elle ajoute que lorsque les sorties de fonds équivalent à peu près au rendement des actifs sous gestion, les conseillers n’y perdent pas grand-chose. Évidemment, c’est une autre histoire dans une année comme 2022, pendant laquelle les marchés entraînent des pertes.
Un travail complexe
Les clients en période de décaissement exigent toutefois beaucoup de travail. Certes, il existe quelques logiciels pour appuyer les stratégies de décaissement, mais la quantité de facteurs à considérer et de scénarios possibles est si vaste qu’ils ne sont pas toujours d’un grand secours. « On doit travailler avec ses propres connaissances, en fonction des besoins et des attentes du client, car chaque stratégie de décaissement sera différente, souligne Jacinthe St-Onge. C’est une période dans laquelle le conseil prend vraiment toute sa valeur. »
L’ordre de décaissement constitue un élément important de ces stratégies. Il variera entre les clients selon leurs sources et leur niveau de revenu ainsi qu’en fonction de la fiscalité. Vaut-il mieux débuter par décaisser le CELI, puisque ces revenus ne feront pas augmenter les impôts? À quel âge doit-on commencer à toucher les revenus du Régime de rentes du Québec (RRQ) ou de la pension de la Sécurité de la vieillesse? Une retraitée qui prend sa rente du RRQ à partir de 65 ans recevra un montant 56 % plus élevé que celui qui la touche à partir de 60 ans, mais 42 % de moins que celui qui ne la demande qu’à 70 ans. C’est un pensez-y-bien... auquel les rentiers ne pensent pas toujours, à moins de consulter un professionnel.
Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui se posent. Sans compter que des décisions peuvent venir changer grandement la planification du décaissement. « Conserver sa maison ou la vendre, par exemple, peut fortement modifier le portrait financier d’un client », illustre Jacinthe St-Onge. Elle ajoute que plusieurs questions doivent aussi être soulevées concernant les protections d’assurance nécessaires. Par exemple, les héritiers devront-ils payer de la taxe sur le capital ou des impôts au décès du client? « Ce sont des questions complexes et souvent délicates, qui demandent de très bien connaître ses clients et de savoir faire preuve de pédagogie auprès d’eux, croit la conseillère. C’est la période la plus cruciale pour avoir une bonne fin de vie. »
Attention aux vulnérabilités
On le voit, les clients en période de décaissement n’exigent pas nécessairement moins de travail. D’autant que les conseillers doivent porter une attention encore plus grande à leurs risques de vulnérabilité. « Les clients en décaissement sont aussi généralement des clients vieillissants et cela impose une vigilance accrue de la part des conseillers », appuie Me Beauvais. Leur rôle pendant cette période n’est donc pas strictement financier. « Ils doivent se montrer encore plus alertes et plus à l’écoute avec ces clients, notamment pour s’assurer qu’ils restent aptes à prendre des décisions financières et qu’ils ne sont pas victimes d’abus financier », fait remarquer Me Lachance.
Les conseillers en sont de plus en plus conscients. « La responsabilité est grande, car nous sommes souvent les premiers à constater le déclin cognitif d’un client, précise Jacinthe St-Onge. Même les conjoints parfois ne le réalisent pas, parce qu’ils voient la personne tous les jours, donc ils ne perçoivent pas vraiment le changement. C’est souvent à nous de sonner l’alarme. »
Les conseillers disposent d’ailleurs de nouveaux outils pour appuyer les clients vulnérables. Depuis 2021, le règlement 31-103 de la Loi sur les valeurs mobilières exige que les conseillers proposent à leurs clients de désigner une personne de confiance. Ils pourront par la suite contacter cette personne pour l’avertir qu’ils suspectent une maltraitance financière ou que leur client montre des symptômes de déclin cognitif.
L’Autorité des marchés financiers a par ailleurs publié le guide Protéger un client en situation de vulnérabilité pour appuyer les conseillers dans ces situations. La section InfoDéonto du site de la Chambre comporte aussi une sous-section sur les clients vieillissants et un guide sur le dépistage et le traitement des signes de vulnérabilité chez les clients.
De son côté, le Curateur public a introduit récemment une mesure d’assistance, qui permet à un client de nommer officiellement un proche pour l’aider dans certaines prises de décision ou dans la gestion de ses biens.
Les acteurs du milieu en ont pris bonne note et ils s’ajustent. « Nous offrons beaucoup de formation auprès de nos conseillers sur les nouvelles dispositions du règlement 31-103 qui concernent la vulnérabilité, confie Me Lachance. Pour nous, cela fait partie intégrante de la règle de connaissance du client, qui reste en vigueur aussi pour les clients en décaissement. »
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