Aider les entrepreneurs à mieux planifier leur succession

time 8m
Aider les entrepreneurs à mieux planifier leur succession

Le Québec vit une grande période de transfert d’entreprise, mais beaucoup d’entrepreneurs négligent la préparation de cette opération, au risque de devoir fermer leur PME. Les professionnels du conseil financier peuvent aider à contrer ce problème.

Le nombre d’entrepreneurs québécois qui pensent vendre leur entreprise ou la céder à leurs enfants ou à leurs employés augmente en flèche depuis quelques années. En 2017, environ 7 000 PME québécoises par année étaient susceptibles de changer de mains, selon Statistique Canada. La plus récente Enquête canadienne sur la situation des entreprises de l’organisme fédéral relève cette estimation à 7 500.

« Évidemment, ce ne sont que des intentions et la quantité de transferts qui s’accomplira réellement reste difficile à évaluer », souligne Marc Duhamel, professeur au Département de finance et économique de l’Université du Québec à Trois-Rivières et auteur de plusieurs études sur le sujet pour le Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ).

Des données tirées de l’Indice entrepreneurial québécois que Réseau Mentorat réalise annuellement témoignent aussi du changement de génération en cours dans les entreprises du Québec. « La part des 50-64 ans parmi les propriétaires d’entreprise est passée de 50 % en 2019 à 31,3 % en 2021, illustre Rina Marchand, directrice principale, contenus et innovation à Réseau Mentorat. C’est un indicateur très clair de l’évolution démographique à l’oeuvre actuellement. »

Cette hausse des intentions de transfert s’explique par trois raisons différentes. « Le vieillissement des entrepreneurs constitue la cause la plus importante, que l’on voyait venir depuis plusieurs années, avance Serge Bastien, chef d’équipe des conseillers au CTEQ. C’est le même phénomène démographique que celui qui provoque la pénurie de main-d’oeuvre. »

Ce vieillissement de la population des entrepreneurs découle en partie d’un manque de préparation de la relève ou du transfert de l’entreprise. « Les entrepreneurs sous-estiment souvent le temps qu’exige ce passage du témoin, regrette Serge Bastien. Ils croient que ça se fera en quelques mois, alors qu’on doit plutôt compter entre deux et cinq ans. Donc, ceux qui étaient âgés de 55 à 60 ans il y a cinq ans et qui n’étaient pas préparés ont dû garder leur entreprise plus longtemps que prévu. 

Les entrepreneurs qui souhaitent vendre ou transmettre leur entreprise à la prochaine génération n’y arriveront pas tous, loin de là, ce qui aura des conséquences négatives sur l’économie québécoise.

Marc Duhamel
Effet pandémique

L'effet pandémique

Les études du CTEQ montrent également que les entrepreneurs songent davantage à transférer leur entreprise lorsque l’ambition de la faire grandir diminue, que les perspectives de croissance s’amenuisent ou qu’ils se désengagent des activités de l’entreprise. Ces facteurs seraient aussi importants que l’âge, voire plus.

En 2020, la pandémie de COVID-19 a accéléré la tendance à la hausse des intentions de transfert. L’Enquête canadienne sur la situation des entreprises de Statistique Canada estimait qu’elles avaient doublé cette année-là. Entre 13 000 et 15 000 entrepreneurs envisageaient alors sérieusement un transfert avant la fin de l’année 2021.

« Pour certains, la gestion et l’exploitation de l’entreprise devenaient si compliquées qu’ils préféraient la céder, raconte Maripier Tremblay, professeure titulaire en entrepreneuriat à l’Université Laval. Ils se montraient plus ouverts aux opportunités qui se présentaient. Et ceux dont la valeur de l’entreprise avait augmenté pendant la pandémie souhaitaient en tirer profit en la vendant. »

Les données de Statistique Canada pour le premier trimestre de 2021 indiquent bien que les intentions de transfert ont davantage grimpé dans les secteurs très affectés par la crise sanitaire. Dans les services d’hébergement et de restauration, 11,2 % des propriétaires songeaient à vendre ou transférer leur entreprise, contre 7,2 % dans la finance et les assurances et 6,9 % dans le commerce de détail. La moyenne pour l’ensemble des entreprises était de 4,4 %.

Un risque économique

La forte augmentation des intentions de transfert pose le défi de la réussite de ces transactions. « Les entrepreneurs qui souhaitent vendre ou transmettre leur entreprise à la prochaine génération n’y arriveront pas tous, loin de là, ce qui aura des conséquences négatives sur l’économie québécoise », prévient Marc Duhamel.

En 2021, une étude du CTEQ avertissait que 2 200 entreprises supplémentaires pourraient fermer leurs portes prématurément au Québec d’ici 2031. Un « spectre de fermeture » qui amputerait le chiffre d’affaires annuel total des entreprises québécoises de 20,1 milliards de dollars et coûterait 84 000 emplois directs.

Les entrepreneurs sous-estiment souvent le temps qu’exige ce passage du témoin. Ils croient que ça se fera en quelques mois, alors qu’on doit plutôt compter entre deux et cinq ans. 

Serge Bastien

 

Sensibiliser les clients

Les membres de la Chambre — et en particulier les planificateurs financiers — peuvent jouer un rôle important pour combattre le « spectre de fermeture » craint par le CTEQ. Ils sont bien situés pour sensibiliser leurs clients à cet aspect de la gestion de leur entreprise et pour les aider à planifier le transfert.

« Les entrepreneurs carburent aux projets, à la place qu’ils occupent dans l’entreprise, parfois au style de vie qu’elle leur permet de conserver, rappelle Luc Robert, associé directeur de l’agence d’affaires Intégrale. Ils n’ont pas tellement envie de penser au transfert, et l’un des rôles du planificateur financier consiste à les amener à y réfléchir. »

Ces professionnels peuvent notamment faire réaliser aux entrepreneurs qu’ils ne sont pas éternels et que c’est important d’assurer la durabilité de l’entreprise. Ils peuvent commencer à poser les bases en discutant de leur intention de se diriger vers un transfert familial, une vente à l’externe ou une cession à des employés clés. Chaque option présente des défis financiers, fiscaux et humains spécifiques.

« Les planificateurs financiers peuvent également aider les entrepreneurs à estimer le montant d’argent dont ils auront besoin pour maintenir leur style de vie ou accomplir les projets qui leur tiennent à coeur après la vente de l’entreprise, poursuit Luc Robert. Ça contribue à les calmer et à procéder à une évaluation réaliste de la juste valeur marchande de l’entreprise. »

Louise Cadieux, professeure retraitée de management à l’Université du Québec à Trois-Rivières, rappelle quant à elle que plusieurs des éléments d’un transfert relèvent d’une des fonctions principales des professionnels du conseil financier : assurer la sécurité financière de leurs clients et de leur famille.

« Le conseiller doit au moins avoir une idée des solutions qui existent, comme les fiducies ou les compagnies de gestion, et des conséquences financières et fiscales des différentes formes de transfert d’entreprise sur les clients et leur succession », croit-elle. C’est à partir de ces informations qu’il pourra mettre sur pied un plan qui sécurise le cédant.

[Le planificateur financier] ne peut pas bien accompagner son client s’il ne connaît pas ses intentions concernant son entreprise. Cela risque de fermer des options financières et fiscales intéressantes, mais qui exigent quelques années de préparation.

Maripier Tremblay

Pour éviter cette catastrophe, il faut d’urgence amener les entrepreneurs à mieux préparer leur succession. L’Album de familles publié en 2021 par Familles en affaires et l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale — deux organisations reliées à HEC Montréal — soutient que 43 % des entreprises familiales ne possèdent aucun plan de succession. Par ailleurs, même parmi celles qui en détiennent un, plus de la moitié se contentent d’un plan informel.

Surchargés par les tâches quotidiennes, les entrepreneurs prennent rarement le temps de s’asseoir pour préparer le moment de leur départ. Ce sujet leur semble aussi très souvent synonyme de vieillissement, ce qui ne donne pas très envie d’y réfléchir.

« Nous devons cesser d’associer la préparation du transfert d’entreprise au vieillissement, à la retraite, à la maladie et à la mort et la voir plutôt comme la marque d’un bon gestionnaire, affirme Maripier Tremblay. Même si la transaction ne se fera que dans plusieurs années, c’est de la bonne gouvernance de commencer à la planifier. C’est une question stratégique qui affecte la pérennité de l’entreprise. »

Selon elle, beaucoup d’entrepreneurs orchestrent le transfert… dans leur tête. Ils n’en parlent pas et ne valident pas leurs projets avec les professionnels, notamment avec leur planificateur financier. « Ce dernier ne peut pas bien accompagner son client s’il ne connaît pas ses intentions concernant son entreprise, déplore Maripier Tremblay. Cela risque de fermer des options financières et fiscales intéressantes, mais qui exigent quelques années de préparation. »

Les planificateurs financiers peuvent également aider les entrepreneurs à estimer le montant d’argent dont ils auront besoin pour maintenir leur style de vie ou accomplir les projets qui leur tiennent à coeur après la vente de l’entreprise.

Luc Robert

 

Chef d'orchestre

Serge Bastien croit de son côté que le planificateur financier est particulièrement bien placé pour enclencher la préparation des entrepreneurs. « Il les voit et leur parle plus régulièrement que d’autres professionnels, comme les comptables, et ce sont en général des clients de longue date, indique-t-il. J’aimerais toutefois que les planificateurs financiers recommandent plus souvent les entrepreneurs à des spécialistes en transfert. Après 50 ans, ça devrait devenir assez systématique. »

Le planificateur financier — comme d’autres membres de la Chambre — peut d’ailleurs jouer un rôle tout au long de la préparation et de la réalisation du transfert et même après la transmission. À la base, la fonction demeure la même : évaluer la situation de son client, connaître ses objectifs et prendre les meilleurs moyens pour les atteindre en utilisant les différents champs de pratique de la planification financière.

« Le professionnel du conseil financier doit se voir un peu comme un chef d’orchestre, qui traite les différentes sphères de la transaction, articule la coordination avec les autres professionnels et surtout intègre les aspects entreprise et humains », illustre le planificateur financier Jean-Philippe Vézina.

Marc Duhamel constate que la mise sur pied d’un réseau d’experts en qui le cédant et le repreneur ont pleinement confiance reste souvent difficile. « Le conseiller qui a gagné la confiance de son client peut devenir un trait d’union important dans cette collaboration, croit-il. Cependant, j’aimerais voir plus de formation en transfert d’entreprise destinée aux professionnels du conseil financier, afin qu’ils connaissent mieux les mécanismes de ces transactions et l’écosystème du transfert d’entreprise. »

Le planificateur financier connaît particulièrement bien les besoins de son client. Il est aussi en mesure de suivre les évolutions qui proviennent de changements dans sa vie personnelle ou professionnelle. « Il ne remplace pas les autres professionnels comme les comptables ou les fiscalistes, mais il peut aider son client à comprendre les stratégies qu’ils lui proposent et surtout à les remettre en question », ajoute Jean-Philippe Vézina.

 

Jouer au marieur

Actuellement, l’un des obstacles au transfert d’entreprise reste la difficulté qu’éprouvent les cédants et les repreneurs potentiels à se rencontrer. « Au Québec, on trouve encore plus de gens qui ont l’intention de reprendre une entreprise que d’entrepreneurs qui désirent en vendre une, donc nous ne vivons pas un problème de demande, rappelle Marc Duhamel. Certaines entreprises ferment parce que leur propriétaire n’a pas réussi à rencontrer un repreneur. »

Le CTEQ offre un système de réseautage confidentiel qui permet à des professionnels de connaître les cédants ou repreneurs potentiels. Louise Cadieux aimerait voir les planificateurs financiers plus engagés dans cet aspect de la démarche. « Lorsqu’ils apprennent que leur client entrepreneur souhaite un jour transférer son entreprise, ils doivent pouvoir se mettre en contact avec des réseaux professionnels qui ont identifié des repreneurs potentiels », affirme-t-elle.

 

Préserver l'harmonie

Le transfert d’entreprise présente par ailleurs plus de défis humains que financiers. C’est notamment le cas des transferts familiaux. « Ils réussissent mieux en moyenne que les ventes à l’externe, parce que les repreneurs connaissent davantage l’entreprise, observe Serge Bastien. Mais lorsque ces transactions se passent mal, elles constituent les plus grandes catastrophes, car elles mettent les liens familiaux à l’épreuve. »

Robert Lafond, fondateur du cabinet de services financiers Lafond, porte une attention particulière à cet aspect. « Chez Lafond, nous proposons généralement de créer un conseil de famille, qui fonctionne avec un protocole reposant sur certains principes, explique-t-il. C’est ce qui fait qu’on évolue d’une entreprise familiale à une famille en affaires. »

Les membres de la famille qui ne sont pas actifs dans l’entreprise peuvent participer à un conseil de famille élargi. Cela permet de concilier des intérêts parfois divergents. Par exemple, ceux qui gèrent l’entreprise peuvent souhaiter mettre l’accent sur sa croissance, quitte à en réduire les profits, alors que d’autres veulent surtout préserver le niveau des dividendes qu’ils touchent. « Les professionnels du conseil financier ont avantage à réunir ces gens dans des forums où ils peuvent tous s’exprimer, afin de maintenir l’harmonie dans la famille et au sein de l’entreprise », recommande Robert Lafond.

Le rôle de ces professionnels dépasse donc largement les simples aspects financiers. Maripier Tremblay les invite d’ailleurs à sortir de leurs compétences techniques. « Posez des questions sur la vie personnelle et le contexte familial de vos clients entrepreneurs, conseille-t-elle. Très souvent, leurs décisions ne découlent pas uniquement de la rationalité financière, mais de facteurs personnels et émotifs. Le conseiller doit le comprendre pour établir le scénario optimal. »

Jean-Philippe Vézina insiste pour sa part sur l’importance de ne pas sous-estimer l’après-transfert. L’entrepreneur a plusieurs décisions majeures à prendre lorsqu’il touche l’argent de la vente. « C’est le moment où il réalisera probablement les plus gros placements de sa vie, ceux qui doivent assurer son avenir, rappelle-t-il. Il doit aussi planifier sa succession et parfois refaire son testament ou réviser sa couverture d’assurance. On est en plein coeur du rôle du planificateur financier. »

Le professionnel du conseil financier doit se voir un peu comme un chef d’orchestre, qui traite les différentes sphères de la transaction, articule la coordination avec les autres professionnels et surtout intègre les aspects entreprise et humains. 

Jean-Philippe Vézina